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Lettre ouverte d'un plané (t'as rien)
Soudain, comme un cri dans la plaine rase où régnait l'équanimité, retentit cette phrase injurieuse : “ La démocratie n'est qu'illusion pour
le peuple ”. D'abord interdits, ébaubis, interloqués, puis courroucés, furieux et véhéments, tous les responsables politiques, les décideurs financiers, tous ceux qui se prévalaient de quelque prépondérance,
de quelque particularité ou de quelconque autorité s'en vinrent, à l'aune d'une bestiale férocité, crier haro sur l'hérésiarque. Tel un annal mascaret remontant au galop le fleuve de l'agitation, des
millions de poitrines soulevèrent l'ire, véhiculèrent la vindicte populaire et fustigèrent la calomnieuse accusation. Déjà le gibet fut dressé, des tribunaux apparurent dans chaque bourg. Les relais
médiatiques dénoncèrent, sur tous les tons, l'apostasie et blâmèrent le sacrilège. La une des quotidiens épanchait sa soif de protection d'une encre vitriolée. La riposte fut vive contre le blasphème.
Partout des chapelles ardentes, recueillies dans l'oraison jaculatoire, s'illuminaient sous la lueur de mille cierges. Jusqu'au sommet de la chaire s'élevaient complaintes et litanies, et, tel un
formidable séisme protestataire, l'ensemble des démocrates jurèrent solennellement, la main droite scotchée sur le myocarde, de tout mettre en œuvre afin de châtier sans rémission l'infamie.
Déjà la
maréchaussée investit toutes les voies d'accès ; des barrages rassurants essaimèrent les routes, les contrôles d'une police zélée se multiplièrent ; enfin, l'armée se déploya en de judicieuses stratégies. Au
fond de ce tumulte tonitruant et galopant, s'en vinrent sourdre, des travées de l'Assemblée, imprécation et hourvari. Même le Sénat s'éveilla de sa langueur habituelle. C'est ainsi que notre pays connut, ce
matin-là, une extraordinaire réunion mêlant Président, Députés, Décideurs économiques et leurs millions de huriféraires apparentés, actionnaires et dociles.
Séance tenante, la décision de
contrer l'imbécile phrase par une indéfectible sentence, la farouche volonté de désavouer l'incivique félon, furent convenues, après d'âpres vomissements sacraux, de terribles représailles. La République,
garante des lois, annonça sa volonté de ne point faillir à ses nobles tâches ni à ses hautes fonctions. Au même instant, les villes noircies de marées humaines grondaient sous le pas revanchard et précipité
de millions de manifestants. Dès lors, l'arsenal répressif se montra tellement large, si comminatoire, si péremptoire, que l'accusé en trembla de tous ses membres. En effet, les recherches aboutirent
rapidement et l'hétérodoxe fut pris et aussitôt traduit devant la Haute Cour Suprême, fermement enferré au milieu d'une double rangée de gendarmes aux mines patibulaires, prêts à toute éventuelle
rébellion.
L'acte d'accusation demeurait, ici-bas, intraduisible tant fusèrent les imprécations, résonnèrent les poursuites et tonnèrent les dénonciations d'une société salie dans son honorabilité. La
justice, particulièrement inquisitoriale, ne concéda nulle clémence, pas plus que de circonstances atténuantes. Inflexible, le glaive s'abattit sur le profanateur, coupable d'insulte publique contre les
fondements de la noble démocratie française. Mais, dans un souci d'équité, et comme dans tout tribunal aux accents théâtralistes, un avocat commis d'office tenta, le regard bas et le profil adapté à la
tragédie, d'émettre quelques suppliques incantatoires. La joute oratoire, tels des assauts d'épéistes chevronnés ferraillant avec une extrême vigueur, débuta par le Procureur chargé d'effacer l'irrémissible
sacrilège.
– Vengeance, telle est la sentence envers le scélérat.
– Messieurs, fit timidement le défenseur de l'impossible succès, que la Cour veuille-bien m'ouïr. Mon client regrette les
propos séditieux et injurieux qu'il manifesta tantôt.
A ces mots repentants, l'accusé branla du chef comme pour dire non. Alors l'enceinte du tribunal trépida sous le chahut, vibra sous les
admonitions et trémula des voix offusquées, des vociférations hurlantes et imprécatoires. C'est alors que contraire à toutes les supputations et autres manœuvres avocassières, le défenseur se mua en
conscience complice, prêtant foi à l'abjuration contre la partie civile. Mais que d'obstacles difficultueux eut-il à franchir pour organiser une riposte langagière, elle-même qualifiée d'hérétique.
–
Mon client a prononcé des mots qui ont dépassé sa pensée, lança-t-il, le regard soudain éclairé de véritable justice.
– Non, non ! Sus à l'imposteur, s'écrièrent en chœur les représentants de l'Etat,
mortifiés dans leur honneur. Que celui qui salit l'idéal démocratique subisse le pire des châtiments ! Non, nous ne pouvons tolérer l'insulte souveraine qui consiste à outrager le pays des Droits de l'homme,
cette terre édénique offrant à ses enfants la liberté, la reconnaissance individuelle et un rôle de citoyen.
– Messieurs, je vous en prie, persifla l'homme en noir, à présent combatif, avec de larges
effets de manches. Permettez-moi de vous poser cette inadéquation.
Aussitôt, voulant couper la parole du drôle, les vitupérations reprirent de plus belle, le brouhaha augmenta et le Président, sans
doute dans un souci de conscientisation, joua du maillet afin de rétablir le silence et, ainsi, redonna le verbe au défenseur de plus en plus canaille. Ce dernier en usa en ces termes troublants :
–
Messieurs de la Haute Cour Suprême, comment un individu matériellement démuni, déchu de ses droits à la vie, à laquelle pourtant il est advenu, supposé inutile au monde économique par son inemployabilité,
son inadaptabilité au marché et présentant un bilan d'incompétences notoires, complètement inexploitable, peut faire valoir ses droits d'homme ; à savoir le respect, la dignité, la reconnaissance et la
liberté ? Comment cet homme effacé, réduit à rien, écrasé par une économie de marché phagocytaire du tissu social doit-il se conduire, tandis que l'anéantissent mille fardeaux ? Pourquoi culpabiliser ce
malheureux honni de la société bien-pensante, excluante, mais également d'une société de consommation saupoudrée de velléité du partage, de vouloir exprimer son désarroi, sa souffrance, sa colère ? Oui,
pourquoi ? fit l'avocat d'une voix maintenant ferme et décidée, qui s'amplifia sous les micros tendus des médias.
Soudain, le temps sembla s'arrêter. La plaidoirie de l'apôtre s'écoula de
haut-parleurs disposés partout autour du pays. L'ensemble des citoyens cessèrent leurs activités et se concentrèrent totalement à l'écoute de l'offensante diatribe dirigée contre l'ordre établi, accusatrice
d’une hiérarchie renégate, corrompue et immorale, qui se répercuta dans l'esprit du grand auditorat. Les oreilles des humiliés de la vie se prêtèrent diligemment aux objurgations et aux envolées oratoires du
défenseur. A l'inverse, les maîtres planétaires, convaincus de leurs bons droits à la prépondérance, à leur supériorité élitaire et à leurs métiers régaliens à faire plier la populace sous le joug de
l'admonestation, du commandement arbitraire et du servage, s'exprimèrent de la sorte :
– En effet, nous officions dans l'art d'accompagner le progrès humain. Nos compétences de grands responsables
doivent se monnayer le plus largement possible par rapport à la loi d'airain du petit salariat. Il est fondamental de détenir l'entière richesse acquise et produite, moins les quelques misérables miettes
que, dans une préoccupation de partage, nous condescendons à octroyer au vulgum pecus. Le mérite se paye. Quant à la plèbe, son fatum est de nous servir et de s'inféoder à nos pratiques. Ce n'est qu'un
pauvre matériau dont nous avons le choix de disposer à notre convenance.
A ces mots venimeux, et malgré les applaudissements et les cris de joie des féaux, l'avocat prononça d'un ton sentencieux cette
méphistophélique réplique :
– Voilà, messieurs, votre terrifiante usurpation. Si nous étions en démocratie, chacun des résidents bénéficierait d'un droit d'espérer, d'un droit au bien-être, d'un droit
à l'existence, et nul ne saurait subir l'exclusion, l'ostracisme, le bannissement. Dans cet idéal politique, les écarts se réduiraient, les inégalités s'aplaniraient, la justice pour tous triompherait. Un
véritable Etat démocratique combattrait l'hydre de l'ultralibéralisme, lutterait contre le travail contraignant, répétitif et abrutissant. Cet Etat proscrirait la fabrication de laborieux,
d'impécunieux, d'une population de la scoliose et de la précarité. Il pourfendrait les hérauts et les messagers de la classification humiliante d'une société intolérante, spéculatrice, monopoliste, il
offrirait à tout un chacun les possibilités de se réaliser aux travers de leurs propres inclinations.
En réalité, Messieurs de la Haute Cour Suprême, Monsieur le Président, Messieurs les Ministres,
Messieurs les Députés, à vous tous les Elus d'une République à la pâle démocratie, les Décideurs du monopoly mondial, les Chefs d'entreprise, les Banquiers, les Agioteurs, les Affairistes, les Boursicoteurs
et tous Ceux qui ont quelque chose à dire, en effet, à vous Tous qui désirez protéger et accroître vos privilèges, votre foi de vouloir paraître supérieur, sachez que le peuple avili par le travail
ignominieux, car unique ressource de ses besoins primaires, conteste cet emprisonnement. Les gouvernants, soucieux de conserver splendeur, renommée et, là aussi, privilèges, n'ont d'autres recours que de
poursuivre, avec une diabolique habileté et de sages accommodements électoralistes, par l’usage du mensonge et de l'hypocrite politiquement correct, leurs douteuses intrigues. Quant aux gens de peu, ils
demeurent imbéciles, minus habens. Ils représentent une population envahie d'ignorance concernant les droits inscrits dans la Constitution. C'est à dire les droits à la considération, à la liberté ! Ceci, à
l'évidence ne peut se produire que par l'adoption d'une équitable répartition des richesses, ainsi que par l'éradication de l'esclavage moderne. Je le déplore, que dis-je, je le dénonce Messieurs, mais votre
“ grandeur ” repose sur le renoncement et le fatalisme de cette partie importante du peuple. Car, tel un animal de compagnie atteint d'atavisme primaire, le besogneux manifeste un joyeux goût à la
dépendance, une satisfaisante béatitude à son assujettissement. Il est vrai que le portable a remplacé le pain. Cette frange-là reste entièrement anesthésiée, voire décérébrée.
Il n'en est pas moins
vrai que votre société marchande, irrespirable et césariste fabrique le conflit, dénature l'homme, par le soin qu'il apporte à la préservation de ses seuls intérêts. Permettez-moi de souligner mes propos
dissonants par cette dénonciation rousseauiste : "C'est ainsi que nous trouvons notre avantage dans le préjudice de nos semblables, et que la perte de l'un fait presque toujours la prospérité de
l'autre". Le système économique actuel fait que le tort porté aux autres est davantage lucratif que le partage, l'éclosion d'une communauté unie, fraternelle, homogène dans le bien-être. Les clivages
imposés par vos soins conduisent à l'aveugle violence, à l'insécurité urbaine, à l'anomie dans les banlieues. C'est cela votre coupable irresponsabilité que mon client met en avant.
A ces mots
outrageants, rebelles, le Président et sa cour firent taire le pamphlet. L'accusé fut conduit par les gendarmes en un lieu tenu secret, tandis que l'avocat se trouva radié du barreau et cloué au frontispice
de la vilenie. Chacun pour crimes et offenses commis contre les institutions républicaines ! Puis tout rentra dans l’ordre, le système et ses dysfonctionnements se poursuivirent à l'aube du troisième
millénaire. La force resta aux mains de la loi des bourgeois, et les deux tiers des français s'embrassèrent, retrouvant le bonheur, l'équanimité. Ouf, soufflèrent-ils, nous devons respecter la tradition des
classes.
Les autres ? A question stupide, réponse identique. “ A vous les gueux modernes, parasites existentiels, la démocratie n'a que faire de vos misérables lamentations. Que l'opprobre s'abatte
sur vos épaules et souffrez de notre ultime désaveu ”. Voici, en gros, le libellé qui clôtura le bénéfique procès.
Au-delà de cette fable, des millions de gens comprirent que, pour leurs yeux éplorés,
la démocratie n'est qu'un vœu pieu, une grande illusion.je souhaite quelques manifestations de la part des intervenants. Merci. bernard.c33@free.fr Balthazar. |